Krajina, l’effacement effacé

Slobodan Despot
5 min readAug 4, 2021

Du 4 au 8 août 1995, l’armée croate encadrée par des militaires américains a envahi la région rebelle de la Krajina, peuplée d’une forte majorité serbe.

En quatre jours, un quart de million d’êtres humains ont perdu tout ce qu’ils avaient. Toutes les routes de Bosnie voisine et de Serbie furent engorgées de tracteurs et de remorques emportant les réfugiés et leurs maigres affaires. Les colonnes de civils en fuite étaient mitraillées. Il y eut des milliers de morts et de disparus. Et personne pour les pleurer hors de leurs proches.

Sur le plan des faits bruts, ce fut la plus vaste opération de nettoyage ethnique en Europe depuis la IIe guerre mondiale. L’opinion occidentale n’en a jamais pris conscience, tant elle était matraquée par une narration contradictoire: la fable des Serbes racistes et nazis, grossièrement mensongère et concoctée par des agences de relations publiques anglo-saxonnes. Dans un tel conditionnement des consciences, il n’y avait pas de place pour cette information dissonante: ceux qu’on vous présente sans cesse comme des criminels sont aussi des victimes.

Le président croate Tudjman qui a voulu la disparition des Serbes de ces terres est mort tranquille, avec les honneurs. Deux généraux croates ont été jugés par le TPI puis relâchés — et c’est tout. Le 4 août est un jour de liesse nationale. Les rues et les places de Croatie continuent de porter le nom d’hommes dont le seul mérite est d’avoir haï le peuple voisin. Les herbes folles continuent de pousser sur une province jadis débordante de vie, qui fut le verrou de l’Europe face à l’avancée ottomane et qui a vu naître — entre autres — l’un des plus grands génies de l’humanité, Nikola Tesla.

Le cynisme et l’outrecuidance des vainqueurs étaient tels qu’ils ont essayé (ridiculement et sans succès) de s’approprier même ce phare légendaire de la science, alors même que Tesla était fils d’un prêtre orthodoxe serbe et que ses deux familles, paternelle et maternelle, furent décimées durant le génocide commis par l’Etat indépendant de Croatie entre 1941 et 1945.

Le grand retour de l’exfiltré

Alors, déjà, le nazisme croate, avant-garde de ces nazismes est-européens qui continuent de prospérer, avait bénéficié de tous les sauf-conduits. Ses leaders furent exfiltrés vers le continent américain via le Vatican, l’Espagne ou la Suisse. Leur savoir-faire était trop précieux, on saurait le réutiliser. Bonjour la Croatie, 1991, et le retour des oustachis à ciel ouvert. Bonjour l’Ukraine, 2014, les parades et les croix gammées, sous le nez des fonctionnaires européens… Tout se répète, au mot près: Ukraine et Krajina, le même toponyme, signifiant les Confins.

De fait, nous étions aux Confins, mais nous n’avons pas encore compris de quoi.

J’ai consacré à l’effacement effacé de la Krajina mon premier roman, Le Miel, en 2014. Je l’ai délibérément ancré dans les destinées concrètes des gens ordinaires, ceux qui ne font que subir, et laissé la «grande histoire» servir d’arrière-plan à des drames humains plus durables et plus douloureux, même, pour ceux qui les endurent, que la guerre. C’est sans doute ce choix du point de vue qui l’a rendu acceptable pour l’édition et le public français: parution dans la collection blanche de Gallimard (aux soins de l’excellent Bertrand Lacarelle), prix littéraires, édition en FolioLe Miel a même eu le privilège de faire partie des lectures de classe dans des lycées.

Mais j’aurais pu placer cette même histoire — histoire vraie, à la base — dans une perspective différente. Démontrer à quel point la perception du monde et de la réalité, mais aussi des valeurs morales, en Occident, est dictée par l’appareil médiatique. Illustrer ce dont j’avais, à l’époque déjà, été le témoin éberlué: l’ignorance, la suffisance, la bêtise «à bouffer du foin» et la crapulerie de la majorité des journalistes occidentaux — et des diplomates, «chercheurs» et politicards alignés dans leur sillage. Mais aussi, et c’est le plus dur, restituer le désespoir qu’on éprouve face à une population massivement acquise, surtout dans ses sphères «éduquées», à des fariboles qui ne convaicraient même plus les petits enfants.

Mises en garde

J’aurais pu — et j’en ai eu la tentation — faire de cet épisode une allégorie de ce mal profond, sinistre, qui imprègne la civilisation née sur les décombres de l’Empire romain d’Occident, avec sa haute idée d’elle-même et son mépris subséquent de tout ce qui est en dehors (les «barbares»), qu’il est à tout moment permis d’asservir, de convertir ou d’exterminer pourvu qu’on le fasse sous le bon alibi. Cette aberration démente qui a prétendu moraliser la politique et qui n’a réussi à qu’à embrigader la morale. Mais l’historien psychanalyste Pierre Legendre — dans Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, notamment — a étudié cet angle mort (et deux fois mort) du regard occidental bien mieux que je ne le saurais faire. Et puis, que pourrait-on encore ajouter à la Légende du Grand Inquisiteur de Dostoïevski? Depuis combien de temps les clairvoyants — Dostoïevski, mais aussi Blaise Pascal, Dickens et tant d’autres — vous ont-ils mis en garde contre ces archiprêtres bardés de fausse bonhomie qui vous gouvernent par les «valeurs» et les dogmes sans en croire eux-mêmes un traître mot? Comment pouvez-vous encore leur accorder foi, même quand ils vous montrent un thermomètre?

Evidemment, brossé sous cet angle-là, mon roman sur la tragédie de la Krajina eût été beaucoup moins bien accueilli en France — hors un public averti. On n’élève pas la voix dans la chambre des malades, on murmure, on les distrait avec les malheurs d’autrui, on leur tient la main. J’ai parfois regretté de n’avoir pas été plus cruel. Mais depuis l’entrée dans la covidémence, qui frappe avant tout le monde occidental, ce regret m’a quitté. L’Ogre s’est mis à dévorer ses propres enfants. Les sujets du roi des Belges découvrent ce que c’est d’être traités comme des Congolais. Enfin, pas encore tout à fait.

La connaissance ne passe que par l’expérience, et la découverte de la monstruosité de Papa par les filles de l’Ogre sera un dégrisement douloureux, historique et nécessaire. Si elles y survivent.

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Slobodan Despot

Writer and publisher. Founder, Xenia publishing in Switzerland. Chief editor, ANTIPRESSE.net. Author, “Le Miel”, “Le Rayon bleu” (Gallimard).